A BOUT DE COURSE RIVER SANS RETOUR

En 1988, alors que les années Reagan s’apprêtent à s’achever et avec elles une certaine idée d’une Amérique triomphante, Sidney Lumet raconte le destin d’un couple de contestataires pourchassé par le FBI. Au cœur du drame émerge un visage, celui de River Phoenix, nouveau cover boy du ciné US.

A bout de course a sérieusement manqué de souffle. Aux Etats-Unis, les recettes ne sont même pas parvenues à couvrir son pourtant maigre budget (3 millions de dollars tout de même). En France, ils sont seulement 47 014 à s’être déplacés à la fin de l’année 1988 pour aller voir ce film dont le titre en rappelait forcément un autre. On aurait presque pu faire un documentaire sur cette poignée de spectateurs, essayant à travers leurs profils de comprendre ce qui c’était passé. On y aurait trouvé des cinéphiles que le seul nom de Sidney Lumet a suffi à pousser les portes de leur cinéma de quartier, des ex-soixante-huitards attirés par les feux clignotants d’une nostalgie des luttes passées ou encore des ados venus reluquer le beau visage de l’énième nouveau James Dean que le cinéma US avait à offrir, River Phoenix. Ça ne fait pas lourd certes, mais aurait tout de même posé les bases d’un culte possible et entretenu l’espoir d’une conquête au long cours. Et de fait, plus de trente ans après, A bout de course poursuit son petit bonhomme de chemin. Toujours modeste et discret - c’est sa nature même - mais solide sur ses appuis. Celles et ceux qui le découvrent aujourd’hui tombent systématiquement à la renverse, se demandent comment ils ont pu passer à côté et remercient l’âme charitable qui a joué les intermédiaires. Il faut dire que le film joue habilement - et sans trop de calcul - sur la fibre émotionnelle et offre cette immédiate impression d’intimité, de celle qui déchire tellement le cœur qu’on s’excuserait presque d’être tombé dans le panneau. Le long-métrage n’est bien-sûr pas devenu un classique et dans les nécros consacrées à Sidney Lumet, on préférera citer les incontournables 12 hommes en colère, Un après-midi de chien, Serpico, Le prince de New York, Network ou encore 7h58 ce samedi-là, plutôt que ce drame hybride aux confluents de plusieurs genres.

Vivre, c’est fuir

A bout de course raconte le destin de Danny Pope (River Phoenix), un adolescent issu d’une famille de fugitifs poursuivi par le FBI. Les parents anciens militants « gauchistes » sont accusés d’avoir fait sauter vingt ans plus tôt, en pleine Guerre du Vietnam, un laboratoire fabriquant du Napalm et blessé gravement un gardien. Avec leurs deux enfants, ils vivent depuis dans la clandestinité et sont condamnés à bouger sans arrêt d’un endroit à un autre. Dans les premiers instants du film, on découvre Danny sur un terrain de baseball comme tous les garçons normaux de son âge. Le cliché s’évapore très vite. Le voilà bientôt sur son vélo, seul dans les rues d’une bourgade provinciale sans vie. L’ado constamment en alerte repère sans mal deux voitures du FBI en maraude. Le temps de prévenir le petit frère (Jonas Abry), son père (Judd Hirsch) et sa mère (Christine Lahti), de s’engouffrer dans un van, de laisser le chien au milieu de la chaussée et voici les Pope de nouveau sur la route. Pas d’au revoir, ni de regrets. Vivre libre, c’est fuir. Les Pope sont désormais les Mansfield et s’installent dans un bled qui ressemble trait pour trait au précédent. C’est l’une des qualités du film que d’envisager l’espace comme un décor interchangeable dans lequel les personnages se fondent sans mal. L’Amérique d’A bout de course ressemble ainsi à une brochure immobilière censée rassurer le chaland : des maisons identiques, un collège de sitcom, des rues propres, une population anonyme… Le constat est amer pour les Pope/Mansfield. Le temps des combats et des idéaux a laissé place à un quotidien bourgeois teinté d’inquiétudes. C’est triste à mourir. Et puis patatras, du haut de ses 17 ans, Danny tombe amoureux de Lorna (Martha Plimpton), la fille de son prof de musique. Danny est beau, virtuose au piano et commence à rêver secrètement d’une émancipation possible. Vivre, c’est aussi délaisser ceux qu’on aime, desserrer des liens que l’on croyait indéfectibles pour construire son propre empire. Le film de Sidney Lumet raconte ainsi le dilemme infernal d’un ado au premier carrefour de son existence. Dans son essai, Faire un film, le cinéaste problématise les choses ainsi : « Qui paie le prix des passions et des passions de ses parents ? » Il y répond quelques lignes plus haut en évoquant cette fois, Daniel, un film plus ancien de quelques années que Lumet chérit plus que les autres. « Qui paie ? Eux-mêmes, mais aussi leurs enfants qui n’ont choisi ni ces passions ni ces engagements. » Daniel s’inspirait de la vie tragique des époux Rosenberg, un couple de communistes dans l’Amérique parano des fifties, condamnés à mort pour espionnage. Et comme pour A bout de course, c’est le sort des rejetons qui était au cœur du film. Daniel a été un échec.

« Quel gâchis ! »

Si Lumet avait une vision claire de cette histoire, les responsables Warner qui distribuaient A bout de course étaient dans le flou le plus total. Or n’importe quel élève en marketing vous le dira : « si vous ne savez pas ce que vous vendez, c’est le fiasco assuré ! » Mélo familial ? Teen-movie ? Drame politique ? Road-movie ? « Ils étaient tellement perdus, se souvient la co-scénariste du film Noami Foner Gyllenhaal, qu’ils ont sacrifié le film. Il est resté seulement deux semaines à l’affiche, sans aucune promo. Malgré un soutien critique, l’échec a été total. Alors oui il y a bien eu quelques mois plus tard des nominations aux Golden Globes et aux Oscars mais c’était trop tard. Quel gâchis ! » Modeste, la maman de Maggie et Jake, oublie ici de préciser qu’elle a été la seule à obtenir une statuette (un Golden Globe) pour son travail sur A bout de course, et préfère enfoncer le clou de la Warner : « Un ami m’a raconté qu’à l’occasion d’un anniversaire du studio, ses collègues avaient organisé en interne un vote pour élire le film qui avait été le moins bien distribué compte tenu de sa qualité... A bout de course a terminé premier ! » Qu’importe si l’amertume a façonné les contours de cette anecdote, elle dessine à gros traits un malentendu somme toute banal dans une industrie hollywoodienne qui phagocyte bien souvent ce qu’elle a engendré. Qui plus est à la fin des eighties, où elle bombait encore le torse et jouait l’inflation à tout va pour continuer à impressionner la galerie et ne surtout pas voir que la planète était sur le point de changer. Un an plus tard le bloc de l’Est va s’écrouler et dans moins de trois ans, la Guerre du Golfe, première du nom, va plonger la société américaine dans une crise identitaire irréversible. Les USA n’incarneront bientôt plus un modèle absolu.Pour l’heure, au pays de Ronald Reagan où les muscles fussent-ils fabriqués artificiellement témoignent d’une bonne santé, les chances de succès de ce petit film fragile faisant resurgir le spectre d’une Amérique hippie semblaient très faibles. Pourtant l’équipe du film y avait d’abord cru. Les deux producteurs Amy Robinson et Griffin Dunne se souviennent ainsi d’un screen-test mémorable à Los Angeles. « La salle était pleine de professionnels et d’invités, explique Amy. Pendant la projection j’entendais les sanglots des spectateurs. Avec Griffin, on s’est regardé, tout sourire. Les lumières se sont rallumées, je me lève pour répondre aux questions quand soudain, une personne me dit à l’oreille : « Regarde, même Michael est en larmes ! » » Michael, c’est Michael Ovitz, l’un des agents les plus puissants et redoutés d’Hollywood ayant la réputation d’être un monstre froid. « Si lui aussi est touché par cette histoire alors c’est gagné, renchérit la productrice. C’est oublier un peu vite que dans ce business rien n’est jamais joué d’avance. La suite l’a malheureusement prouvée. », « Je pense que ce qui a fait peur aux distributeurs, poursuit Griffin Dunne, c’est que le jeune public qu’ils essayaient de viser ne comprenne pas les enjeux politiques du film. Les ados des années 80 vivaient dans une sorte d’insouciance et se foutait pas mal des combats pour la paix que leurs parents avaient menés vingt ans auparavant… » C’est justement pour faire éclater cette bulle que Lumet a voulu leur raconter l’histoire de Danny. Contrairement à Daniel qui faisait d’incessants allers retours entre passé et présent, le récit joue cette fois entièrement la carte du contemporain. L’insuccès d’A bout de course a dû forcément le toucher. Le cinéaste décédé en 2011 n’est toutefois, pas revenu sur cette déconvenue. Il faut dire que Lumet n’a jamais eu besoin de regarder les courbes du box-office pour évaluer son travail, ni senti le besoin de vanter son style afin de voir son nom dans une encyclopédie. L’américain est un auteur respecté mais à l’instar de beaucoup de collègues de sa génération formés eux-aussi à la télévision (Arthur Penn, John Frankenheimer…), il reste sous-estimé. L’hétérogénéité apparente de sa filmographie est pour beaucoup suspecte et tant pis si elle masque en réalité une parfaite cohérence. A bout de course est un peu à l’image de ça. Derrière son allure désuète et un brin fleur bleue, c’est l’un des plus beaux films sur l’adolescence des golden eighties qui en ont pourtant usiné beaucoup. 

Un homme, des visages

 A bout de course est avant tout une affaire de visage. Un visage sur lequel se reflètent les tourments intérieurs d’un héros inadapté au monde qui l’entoure. Des yeux regardent avec envie un espace qui ne veut pas encore de lui. Il faudra alors forcer voire changer sa nature pour s’adapter à cette réalité ou alors bousculer les lignes, faire valoir sa différence pour imposer sa présence et – pourquoi pas – changer ce monde hypocrite. Les héros de Lumet à cheval entre ses deux tentations finissent toujours par se lancer dans la bataille. Ce visage, c’est celui d’Henry Fonda dans Douze hommes en colère qui vote non coupable quand tout le monde pense le contraire, celui d’Al Pacino en furie devant une banque qu’il vient de braquer par désespoir dans Un après-midi de chien ou agonisant à l’arrière d’une voiture de police à la fin de Serpico à force d’avoir avancé à contre-courant. C’est aussi celui de Paul Newman dans Le verdict, lancé dans un plaidoyer pour une justice qui se dérobe ou encore ceux déformés de douleur de Rod Steiger dans Le prêteur sur gages et de Peter Finch dans Network... Voilà enfin River Phoenix dans A bout de course, comprenant que tout ce qu’il croyait immuable est en train de s’écrouler autour de lui. Lumet, cinéaste de l’intime, travaille au plus près de l’âme humaine, coince ses protagonistes aux quatre coins du cadre, les emprisonne dans des espaces clos et encombrés. Dans le long entretien qui forme la trame du documentaire By Sidney Lumet (Nancy Buirsky, 2015), le cinéaste confie d’ailleurs : « Si je devais faire un western, je serais bien embêté et ne saurais pas par où commencer. Contrairement à un paysage, un visage change tout le temps. Et je ne vois pas en quoi filmer un visage devant une montagne serait plus intéressant que devant un mur... » A plus forte raison ici, quand on a River Phoenix face à son objectif. Le jeune homme à la gueule d’ange, fait vibrer tout le cadre sans même sortir un mot de sa bouche ou bouger un cil. Il est là avec tout son mystère, sa douceur, sa présence. Son innocence aussi. Le film, c’est un peu lui tout entier. Danny est un double. C’est lui qu’il regarde dans le fond des yeux. Sa vie chaotique, c’est aussi un peu la sienne. Elle devient forcément un peu la nôtre.

 Une enfance un peu « spéciale » 

A la fin des années quatre-vingt, River Phoenix s’apprête à devenir une star. Il a déjà une carrière solide à la télévision et a tourné pour le grand écran sous la direction de Joe Dante (Explorers), Rob Reiner (Stand by Me) ou encore Peter Weir (Mosquito Coast). C’est un enfant à la jolie frimousse devenu subitement un ado « fureur de vivre » tout en fébrilité. Son background familial un peu « spécial » joue aussi pour lui. Tout le monde est là pour le lui rappeler. Les parents John et Arlyn Phoenix sont en effet, les purs produits d’une Amérique hippie et paumée, qui refusent d’être dévorés par une société individualiste et capitaliste. Au début des seventies, ils trouvent un équilibre spirituel au sein des Enfants de Dieu, une secte dirigée par un gourou, MO (pour Moïse), en contact direct avec un ange gardien donc le Seigneur. Les Phoenix prêchent la bonne parole, vivent d’expédients et se constituent une tribu dont River – un prénom en forme d’hommage au roman mystique Siddartha d’Hermann Hesse – est l’aîné. L’aventure « idyllique » s’arrêtera brutalement au Venezuela quelques années plus tard. Certains adeptes, dont les Phoenix, se rendent en effet compte que MO n’est qu’un usurpateur doublé d’un prédateur sexuel. Lorsque les Phoenix s’installent à nouveau aux Etats-Unis, enfin dégagés de leurs obligations religieuses, l’idée d’exploiter les talents de chanteurs de River et sa jeune sœur Rain pour subvenir aux besoins de la famille les entrainent logiquement en Californie. A Hollywood, River va vite faire des étincelles en tant que comédien. Alors oui, cette enfance pas comme les autres explique beaucoup de choses et incite à faire des parallèles évidents.  Dans Mosquito Coast, River jouait déjà le fils d’un rebelle interprété par Harrison Ford, qui décidait de quitter les USA afin de créer une société nouvelle au plein cœur de l’Amérique centrale. Rebelote donc avec A bout de course. Les Pope et Phoenix se ressemblent comme des frères. Vraiment ? « Mes parents n’ont jamais fui qui que ce soit, se défend pourtant le comédien dans le livre biographique de Brian J. Robb, River Phoenix, a short life. Nous bougions beaucoup car nous n’avions pas les moyens de payer le loyer. Mes parents auraient sûrement sympathisé avec les Pope car ils partagent certaines de leurs idées mais eux, sont des pacifistes. Ils n’auraient jamais déposé une bombe quelque part. Ce n’est pas dans leur nature. Contrairement aux Popes qui répriment leurs sentiments, nous échangions beaucoup au sein de ma famille. Nos rapports étaient basés sur l’honnêteté. J’ai aimé mon enfance et continue d’adorer mes parents. » Avec A bout de course, River obtient une nomination à l’Oscar du meilleur second rôle (il est coiffé au poteau par Kevin Kline dans Un poisson nommé Wanda) et décroche dans la foulée le rôle tant convoité du jeune Indiana Jones dans Indiana Jones et la dernière croisade de Steven Spielberg. Il y a aura aussi l’iconique My Own Private Idaho de Gus van Sant au côté de Keanu Reeves et ... une mort par overdose en 1993 au sortir du Viper Room, la boîte de son pote Johnny Deep à Los Angeles. River a alors 23 ans, soit quasiment le même âge que son modèle James Dean lors de son accident mortel de voiture. 

 Un acteur exposé aux menaces du monde 

Noami Foner Gyllenhaal se souvient bien-sûr comme si c’était hier de l’arrivée du jeune comédien au moment de la préparation d’A bout de course. « Il dégageait une pureté étonnante. On voyait bien qu’il n’était pas armé pour vivre dans notre monde. Son enfance en dehors du système a entraîné des lacunes à tous les niveaux, culturelles et affectives. Il n’avait pas de carapaces et se retrouvait exposé bien plus que les autres aux menaces extérieures. Il était par exemple incapable d’héler un taxi. Il se mettait au milieu de la rue et arrêtait les voitures qui manquaient de l’écraser. Nous avons fêté ses dix-huit ans sur le tournage. Je lui ai offert L’Attrape-cœur de Salinger, un classique dont il n’avait jamais entendu parler de sa vie ! Cette innocence se ressentait évidemment dans son jeu. Quand Sidney l’a rencontré, il ne lui a pas fallu deux secondes pour s’apercevoir qu’il tenait en face de lui son personnage. » Sidney Lumet qui a débuté lui-aussi comme enfant acteur, se méfie toutefois des comédiens écorchés vifs façon Actor Studio. Il aimait ainsi raconter la façon dont il s’était fait virer de la classe d’Elia Kazan pour avoir osé critiquer la « Méthode ». Lumet a également gardé un souvenir mitigé de sa rencontre avec Marlon Brando sur L’homme à la peau de serpent, « un homme méfiant (...) capable de faire de la vie d’un réalisateur, un enfer. » De River Phoenix, il attend donc une certaine retenue. Après tout, Danny Pope subit plus qu’il ne dirige le cours de son existence. « Sur le tournage, poursuit la co-scénariste, Sidney n’a pas hésité à couper des lignes de dialogue tellement la seule présence de River suffisait. Ainsi lorsque la famille Pope s’installe dans le New Jersey, il y a cette séquence où Danny se regarde dans la glace de la salle de bain avec sa nouvelle couleur de cheveux. J’avais écrit un beau dialogue entre Danny et sa mère. Sidney a juste dit : « Regarde la façon qu’il a de se recoiffer et de se regarder dans le miroir. Tout y est ! » J’ai tout raturé. » Le réalisateur s’appuiera aussi sur la complicité de son comédien avec sa jeune partenaire Martha Plimpton. L’équipe découvre bientôt que les deux tourtereaux forment déjà un couple à la ville. Martha Plimpton et River Phoenix s’étaient en effet rencontrés - et donc aimés - sur le tournage de Mosquito Coast où ils partageaient l’affiche. L’actrice avait été révélée un peu plus tôt pour son rôle dans Les Goonies de Richard Donner. Elle aussi a connu une enfance rock’n’roll avec un père acteur (Keith Carradine) et une mère comédienne et chanteuse (Shelley Plimpton), pas toujours très présents.  « Quand nous avons choisi Martha nous ne savions rien de sa relation avec River, lance Naomi Foner Gyllenhaal. Ils formaient un beau couple, très aimant et prévoyant l’un envers l’autre, mais totalement déconnecté de certaines réalités.  Matha est devenue rapidement une amie de ma fille Maggie. Nous l’accueillons souvent à la maison. » Voilà pour les potins. 

Pas de surmoi chez Lumet 

C’est la lecture d’un article du New York Times qui a tout déclenché quelques mois auparavant. Les producteurs Amy Robinson et Griffin Dunne viennent de travailler avec Martin Scorsese sur After Hours. Ils cherchent une bonne histoire qui reviendrait sur les luttes dans les campus américains à la fin des années soixante. Ils tombent par hasard sur le récit d’anciens membres des Weather Underground, collectif américain de la gauche radicale, poursuivis pour leurs « crimes » passés et obligés de vivre à l’écart de la société. « Ce qui nous a tout de suite intéressé raconte Amy Robinson, c’est la place des enfants, victimes collatérales des agissements de leurs parents... », « A la lecture de l’article, précise Naomi Foner Gyllenhaal approchée dans la foulée par ses amis producteurs pour essayer de tirer quelque chose de cette histoire, je me suis dit qu’il fallait vieillir l’un des deux enfants du couple qui dans la réalité n’était pas encore en âge de comprendre ce qui lui arrivait... » A l’écran, la maman de Danny admettra ainsi volontiers qu’elle n’avait pas anticipé ce moment où Danny, devenu presque un adulte viendrait remettre en cause leur mode de vie. Pour le père, leur famille forme une patrouille militaire où chacun doit prendre soin de l’autre sans chercher à déstabiliser la cohésion de l’ensemble. C’est en substance ce qu’il martèle à son fils quand celui-ci vient demander sa liberté.   Le scénario d’A bout de course passe de bureau en bureau. Sans succès. « La plupart des responsables des grands studios avaient pourtant vécu les années de contestation, certains y avaient même pris part ! », soupire Naomi Foner Gyllenhaal, elle-même en première ligne lors des mouvements étudiants à l’Université de Columbia en 1968. Sidney Lumet tombe dessus presque par hasard. La société Lorimar a glissé le script dans son courrier du week-end. Le cinéaste est en effet sous contrat avec ce mini studio dont la rentabilité est alors assurée par la production de soap télé à succès Dallas. Le deal passé avec Lumet prévoit qu’en deçà d’un certain budget, le cinéaste a les mains totalement libres pour tourner ce qu’il veut.  Ce sera donc A bout de course. « Nous avons reçu un appel de Lorimar un lundi matin, s’enthousiasme Amy Robinson. Avec Lumet attaché au projet, la mer rouge s’ouvrait soudain en deux... »  On imagine sans mal, Sidney Lumet assis à son bureau de sa petite maison de l’Upper East Side, les yeux mi-clos lisant à la chaîne des scripts sans intérêt, tomber soudain sur l’aventure des Pope. Lumet, l’humaniste dont les engagements politiques transpirent de ses longs-métrages, ne pouvait pas passer à côté. « Quand vous avez était élevé dans un milieu de juif new-yorkais, avec des parents de gauche, que vous êtes un enfant de la Grande Dépression, tout a une résonnance politique... C’est automatique... », explique-t-il à Joanna E. Rapf dans son livre d’entretiens. 

Fire and Rain

 Le tournage se déroule dans un petit bled du New Jersey, non loin de Manhattan que le cinéaste rechigne à quitter. Trente jours sans que rien ne dépasse. « Le plus dur pour les techniciens, commente la productrice Amy Robinson, c’était de suivre son rythme. Il tournait vite, privilégiait les prises uniques et la journée devait se terminer suffisamment tôt pour qu’il puisse s’attabler en terrasse de son traiteur préféré en fin d’après-midi. De toutes façons, il avait répété en amont dans un petit studio de Manhattan et savait parfaitement où il allait... » Cette efficacité lui vient de ses années passées à la réalisation de fictions télé où les programmes étaient tournés et montés en quasi direct. La mise en scène chez Lumet n’impose jamais une loi stricte et se met toujours au service de l’histoire, d’où cette fausse impression de neutralité. Pas de surmoi chez Lumet. « Prenez un film comme Un après-midi de chien, souligne le cinéaste dans By Lumet, les faits racontés s’inspirent de faits réels, je sentais qu’il fallait que je tourne à la façon d’un reportage afin de sentir toute la tension de cette histoire. Si vous regardez bien, la caméra est très mobile et se substitue parfois aux caméras de télé des journalistes qui s’amassent devant la banque... » Dans A bout de course la grande pureté des sentiments du héros impose un filmage quasi invisible, toujours à hauteur des émotions. Des émotions le plus souvent contenues. Et quand celles-ci doivent déborder, la caméra reste là, ne détourne pas les yeux, saisit les larmes frontalement sans donner l’impression de voler quelque chose. La pudeur au cinéma existe bien-sûr, elle demande une grande rigueur, une profonde sensibilité. De l’intuition aussi. « Lorsque Annie Pope se retrouve au restaurant face à son père qu’elle n’a pas vu depuis des années, commente Griffin Dunne, Sidney savait qu’il allait utiliser deux caméras pour saisir l’instant dans sa vérité nue. Il était impensable de tourner les plans des deux interprètes l’un après l’autre. Un bon metteur en scène sent ses choses-là. » On le sait, tout ça n’a pas suffi à faire de la sortie d’A bout de course un évènement. Lumet rempilera avec une histoire de famille mais cette fois sur un mode comique, Family Business porté par un casting plus rutilant : Sean Connery, Dustin Hoffman et Matthew Broderick. Naomi Foner Gyllenhaal, elle, ne retrouvera jamais vraiment une inspiration aussi grande et aujourd’hui encore, elle assure n’en n’avoir toujours pas fini avec Danny Pope. Avec ses deux producteurs, elle a même écrit une suite d’A bout de course qu’ils tentent de mettre en chantier. Pas certain cependant que dans notre monde ultra-connecté où le militantisme radical est regardé avec une méfiance accrue, les Pope aient encore une place et puissent chanter en toute insouciance dans leur petit salon la chanson de James Taylor : « J’ai vu le feu et j’ai vu la pluie. J’ai vu des jours ensoleillés que je ne pensais jamais voir finir... » Où est Danny aujourd’hui ? La dernière image que nous avons de lui, le montre à la croisée des chemins. Il regarde sa famille reprendre à nouveau la fuite. Sans lui. La caméra s’élève enfin, l’espace s’élargit et la voix claire de James Taylor file des frissons : « ... J’ai connu des moments de solitude sans pouvoir trouver d’ami, mais j’ai toujours pensé que je te reverrai... »

A bout de courseDe Sidney LumetAvec : River Phoenix, Judd Hirsch, Martha Plimpton, Christine Lahti...Durée : 2h00Sortie le 26 octobre 1988

Pour aller plus loin :LivresRiver Phoenix, a short life de Brian J. Robb (Plexus, London)Sidney Lumet, Interviews de Joanna E. Rapf (University Press of Mississippi)Faire un film de Sidney Lumet (Capricci)DocumentaireBy Sidney Lumet de Nancy Buirski

Vies intimes et subjectives du cinéma

Vies intimes et subjectives du cinéma

Par Thomas Baurez